top of page

L'effondrement : catastrophe ou délivrance ?

Ma maison est de bois, solaire passive avec ses larges ouvertures au sud. Je la chauffe en grande partie avec le bois que je coupe. Quand je l'ai fait construire, il y a plus de vingt ans, je pensais que c'était là ce qu'il y avait de plus écologique.


Aujourd'hui, malgré une conscience de plus en plus aigüe du "problème écologique planétaire" je suis encore loin d'avoir adopté un mode de vie compatible avec les idées de décroissance radicale qui en découlent. J'en suis encore au stade des actions modestes et accessibles : alimentation devenue très majoritairement bio, forte diminution des produits carnés, permaculture potagère, compostage, limitation des parcours en voiture, attention portée à ma consommation électrique, recyclage et, bien sûr, l'inévitable tri des déchets dans les 5 poubelles collectées...

La belle affaire ! Tout cela tient du gadget, j'en ai bien conscience. Ce n'est pas inutile, certes, mais notoirement insuffisant et totalement disproportionné par rapport à l'ampleur de la décroissance à accomplir. En fait... je ne l'ai tout simplement pas commencée, cette fameuse décroissance. Limiter son impact ce n'est pas décroitre. Je n'ai renoncé ni à la voiture, ni à internet, ni aux grands espaces sauvages... qu'il m'arrive de rejoindre en avion (ô abomination !).


La mise en action "dure", je la reporte. Je renâcle, je traîne les pieds, je tergiverse. Les vrais efforts, paraissant difficiles à engager et demandant un réel renoncement, j'en suis encore à me demander par quel bout les commencer. Comme le formule un texte lu récemment, « l’effondrement se rapproche plus rapidement que la vitesse à laquelle les esprits s’éveillent et les mouvements de transition s’élaborent ». Une lenteur évolutive dont il faudrait tenir compte quand on songe à entreprendre sa propre transition énergétique (ou écologique). Et ce d'autant plus qu'on est avancé en âge, me semble t-il.


Le texte, intitulé « Déclin sociétal, effondrement émotionnel ? », livre une réflexion très complète, abordant en détail le bouleversement intérieur qui résulte de la prise de conscience.

 

« Il semblerait donc qu’une part conséquente des personnes prenant conscience du déclin sociétal à venir traversent une totale désillusion. Il est aisé de constater que les nombreuses complexités qui structurent notre société actuelle en annihilent en effet toute possibilité d’évitement. On identifie ainsi un parallèle entre cette sensation d’effondrement émotionnel intérieur et l’effondrement sociétal lui-même : comme si l’entendement de ce qui se produisait à la société entière était reproduit à l’échelle de chaque individu. »

 

Pour ma part, sans aller jusqu'à parler d'effondrement émotionnel, je ne peux que constater un important remaniement intérieur. Il se caractérise par le délitement de solides repères qui, jusque là, n'avaient jamais été remis en question. Certaines valeurs vacillent, notamment par rapport à la place de l'humain dans l'écosystème qu'il a colonisé. Et, humain parmi les humains, ma propre place m'interroge. De ce fait il me semble être davantage atteint dans ce que d'aucuns appellent "élan vital" : la très grande incertitude quant à l'avenir proche, l'absence de vision à long terme qui en découle, l'obscurité des perspectives... et en même temps une certaine euphorie (dont il me faudrait analyser les ressorts), me placent dans un état paradoxal. Je ressens à la fois un besoin de recentrage solitaire et une aspiration à me relier aux "conscients" (ceux qui acceptent l'idée de l'effondrement). J'ai à la fois besoin de solitude pour penser l'avenir et la tentation de me joindre à d'autres pour préparer l'après.


Sauf que je ne sais pas par où commencer. Fébrilité à agir et sidération paralysante se contrarient.


« À la suite de cette prise de conscience, les individus entrent dans de profonds tourments provoquant un décalage temporel, lequel les projette spontanément dans une démarche d’anticipation, une tentative de projection mentale de ce futur désormais compris. » écrit Rökkur, l'auteur du texte pré-cité. Je crois, en effet, qu'est souvent sous-estimée la dimension temporelle du processus de prise de conscience, auquel s'ajoute celui de la mise en route des actions réellement significatives, loin de correspondre à la trajectoire croissantiste à laquelle nous avons plus ou moins tous été biberonnés.

 

« Il n’y a pas vraiment de solution permettant de s’extraire rapidement de cet état émotionnel néfaste propre à la prise de conscience, ô combien complexe et brutale, et qui amène à remettre en question les bases qui constituent la moindre de nos actions, de nos habitudes, de notre éducation… Un cheminement de pensées va par la suite produire un ensemble de réflexions et questionnements, possiblement négatives et pessimistes auxquels il est nécessaire de répondre. »

(Rökkur)

 

Il n'est ni simple ni facile de renoncer à un mode de vie qui, comparativement à ce que véhicule un imaginaire d'abondance, n'a rien de luxueux. Mais tout dépend évidemment de ceux à qui l'on se compare. Un regard vers plus humble que soi n'est pas inutile... Prendre du recul pour s'observer et se demander : quel est mon rôle dans cette société écodestructrice ? Quelle est ma part dans le système auquel je participe ? Il ne suffit pas de "faire sa part" en tant que gentil Colibri mais aussi de se demander quelle part de responsabilité est la nôtre - la mienne - dans l'incendie que l'on cherche à éteindre. Et là c'est assez vertigineux parce que, quand on porte attention aux conséquences de chacun de nos gestes, de chacun de nos achats et de leur impact environnemental, il apparait avec évidence que les efforts à faire sont encore considérables. Il me semble que rares sont ceux qui sont déjà entrés dans un mode de vie décroissant à long terme, après avoir renoncé à la plupart des comportements qui entretiennent notre fatal confort.



Renoncer...


Comme je l'avais évoqué il y a un an dans "Accepter la perte", le processus d'acceptation d'une décroissance correspond à la désormais bien connue courbe du deuil. Ce n'est qu'à partir de là qu'on peut vraiment se retrousser les manches et... dire adieu à nombre d'éléments d'un confort omniprésent dont on n'imaginait pas devoir se passer un jour.

 

« Ce qui peut sans aucun doute être préconisé, pour faire son deuil et atteindre le stade d’acceptation du déclin à venir, parvenir à se placer hors de toute négativité et pessimisme et enfin obtenir un regard lucide et réaliste sur les faits, est de s’informer. Rester dans l’ignorance ne permettra pas d’avancer. Par conséquent il me parait nécessaire de se renseigner sur les complexités de notre société actuelle et de les éclaircir, car c’est dans la compréhension des rouages qui conduisent l’humanité à sa perte qu’il sera également possible, de nouveau, de voir les éléments positifs, recouvrer une ouverture d’esprit, une joie de vivre et d’arborer un nouveau regard serein sur ce qui nous entoure. La société actuelle est bancale, particulièrement alors lorsque le déclin s’accélère. Par instinct et dans l’objectif de garantir sa survie et sa perpétuité, l’humanité comme toute autre espèce va chercher à rééquilibrer son fonctionnement, d’où l’émergence de mouvements citoyens de transition, partout dans le monde, auxquels il est possible de prendre part. »

(Rökkur)

 

Recouvrer une joie de vivre... Voilà une perspective qui pourrait rendre le plongeon dans la lucidité moins effrayant. Et même susciter cette "euphorie" dont je parlais plus haut. Imaginer, déjà, une société post-effondrement, en se disant qu'elle pourrait faire redécouvrir les liens sociaux que le capitalisme consumériste à disloqués. Rêver d'un monde meilleur, plus frugal, davantage tourné vers un essentiel que tant d'entre nous semblent avoir perdu de vue.


Sauf que cet idéal de "transition" s'appuyant sur une "résilience" à peu de chance d'émerger dans la douceur et l'harmonie. Au vu de la lenteur avec laquelle cette transition prend place dans les esprits et, davantage encore, dans les actes, je crains qu'il ne faille être acculé au changement.


Et même si, par on ne sait quel sursaut d'intelligence collective, l'ensemble des humains "riches" (c'est à dire nous, occidentaux) acceptait se limiter son empreinte écologique à une hypothétique limite "soutenable"... on sait que cela n'aboutirait qu'à reporter les fatales échéances. Parce qu'en fait tout ce qui puise dans des ressources non renouvelables est insoutenable. Autrement dit, ne sont soutenables que des sociétés vivant en symbiose avec le milieu dans lequel elle s'insèrent.


C'est la thèse défendue par l'écologie radicale, dont les arguments et la cohérence ne sauraient me laisser insensible. En lisant un texte de Nicolas Casaux, paru le même jour que celui auquel je me suis référé plus haut, je me suis retrouvé mis brutalement face à mes incohérences. Car même le niveau de décroissance que j'envisage serait insuffisant si je voulais aller au bout de la logique.


En fait il faudrait prendre le terme "décroissance" en symétrie de celui de "croissance" : un processus sans fin. Parvenus aux confins de ce qui était possible en termes de "croissance", il ne nous restera plus qu'à décroitre indéfiniment, jusqu'à retrouver l'état de... nature ?


Si tel est notre destin, alors ce qui (ne) se passe (pas) en ce moment n'est que le début d'un long processus de retrait de l'infestation humaine. Une délivrance ?

 

« Une des raisons pour lesquelles les médias grand public s’autorisent à la promouvoir [la collapsologie], c’est qu’elle considère l’effondrement de la civilisation industrielle comme une « catastrophe », un drame, une terrible nouvelle. Du point de vue de la culture dominante, qui détruit les biomes et les espèces du monde entier pour satisfaire sa frénésie de croissance et de progrès, cette perspective est logique. Mais pour tous ceux qui se sont défaits de l’aliénation qu’elle impose, pour les peuples autochtones du monde entier, menacés de destruction (et non pas d’extinction) à l’instar de toutes les espèces vivantes, pour les rivières, les saumons, les ours, les lynx, les loups, les bisons, pour les forêts, pour les coraux, et ainsi de suite, la catastrophe est la civilisation industrielle, et son effondrement, lui, constitue la fin d’un désastre destructeur qui accable la planète depuis bien trop longtemps.


Considérer l’effondrement de la civilisation industrielle comme la catastrophe, c’est perpétuer le paradigme destructeur qui le précipite. Si la culture dominante, la civilisation industrielle, se dirige vers son effondrement, si elle détruit les écosystèmes du monde entier, c’est entre autres parce qu’elle ne considère pas le monde naturel et ses équilibres et ses dynamiques comme primordial. Au contraire, ce qu’elle considère comme primordial, c’est elle-même, son propre fonctionnement, sa croissance, son développement, ses industries, etc. »

(Nicolas Casaux)

 

bottom of page