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Incertitudes

Trouver une amorce. Reprendre le fil de l'écriture. Me relier à moi-même, à ma part sensible. Renouer avec mes profondeurs. M'extraire du rationnel qui, depuis plusieurs mois, accapare mon énergie mentale. C'est la première fois, dans mon existence, que je me sens ainsi happé par la seule raison. Comme si mon intuition était dépassée, inopérante, en incapacité de percevoir ce que pourtant je ressens et qui m'effraie.


Je sais... mais je ne parviens pas à y croire vraiment. Je doute. Cependant, outre le savoir, je sens et pressens bien l'inéluctable. Je ne doute pas... mais l'incertitude, malgré tout, me taraude. Contre toute évidence.


Un mécanisme de déni est à la manoeuvre. S'agirait-il de cette phase mouvante du "marchandage", caractéristique d'une des phases du processus de deuil ? J'ai plutôt l'impression qu'il s'agit ici de phases d'acceptation. Accepter que le réel, ou ma perception de celui-ci, a changé. Que ce qui existait dans mon esprit depuis l'origine, pour une part, n'est plus valable. Reconfigurer ma pensée, en quelque sorte.


Je constate que c'est extrêmement difficile. C'est un processus lent, avec des certitudes profondes qui ne cèdent que très progressivement. Et c'est probablement pourquoi je passe par une intellectualisation forte : lire, écouter, discuter, confirmer et re-confirmer ce que je sais. Je ne me suis jamais autant accroché à l'information.


Mais là, maintenant, j'ai besoin d'autre chose. J'ai besoin de m'écouter. J'ai besoin d'aller au contact de mes émotions. Rester dans le factuel et n'échanger qu'à ce niveau là, c'est rester à la surface. C'est s'empêcher de plonger. Or la douleur, celle qui fait si peur, se situe dans les profondeurs de soi. N'est pas libre celui qui craint sa propre douleur.


Je veux plonger.


« La fiction facilite un processus intérieur qui relève à la fois de la projection et de la distanciation, et ouvre à la variété des croisements de l'intime et de l'engagement. Or dans la bataille culturelle qui s'est enclenchée, il ne s'agit plus uniquement d'informer mais bien de percuter cette part sensible. De s'adresser aux tripes , aux veines, aux poings : de considérer les êtres humains dans leur globalité et dans leur essence, un maelström de raison et d'émotions. Il nous faut aller puiser dans de nouveaux registres cognitifs pour affecter : les intuitions du cerveau, les chiffres imprimés dans les journaux, tout ceci doit maintenant être éprouvé par les sens »

Cet extrait de "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce", de Corinne Morel-Darleux, répond tout à fait à ce que je perçois. Il fait aussi parfaitement écho à ce que j'ai ressenti en découvrant, très récemment, un passionnant blog à quatre mains, "Chroniques d'un monde qui s'effondre", alternant fiction futuriste et témoignage contemporain. En voici un extrait :


« Je suis née dans les années 1980, et depuis toute petite, j'entends parler de crises - économiques, politiques, écologiques, climatiques... Vus de ma vie individuelle, la société, le monde, ne sont que successions de crise plus ou moins graves. Comment alors prendre réellement en considération des alertes à la crise, quand bien même elle sera bien pire que celles du passé ? Et puis, ces alertes se noient dans les milliers d'informations en provenance de la planète entière. On nous annonce des crises, elles arrivent, elles impactent notre quotidien mais assez faiblement. Les prix augmentent, les services se réduisent, mais la vie de tous les jours est sensiblement la même pour la majorité des gens. Il y a toujours de la nourriture dans les supermarchés, de l'essence à la pompe, des vêtements dans les boutiques et de l'eau au robinet. Et on oublie qu'il y a de plus en plus de gens dans les rues, que de plus en plus de docteures et d'infirmiers se suicident et que des écoles ferment. On s'en accommode, on s'organise autrement lorsque cela touche notre vie. Alors face au gouffre dans lequel nous avons déjà sauté, tout le monde se dit "oh, cela va aller, ce sera comme d'habitude". Sauf ceux qui se renseignent vraiment, qui plongent dans les chiffres, dans les études scientifiques, dans les nombreux ouvrages sur le sujet.

Et alors leur sang se glace d'inquiétude.

Une urgence les prend, celle d'assurer un minimum de sécurité aux gens qui leurs sont chers. De développer des compétences utiles. D'apprendre à faire pousser des courges et des liens sociaux locaux. Avec toujours en fond sonore, une horloge dont le tic tac angoisse mais dont on ne sait pas quand retentira la sonnerie, puisqu'il y a mille aiguilles sur le cadran.


Et bien que le sujet fasse le "buzz", bien que les médias et les réseaux sociaux en parlent, il est difficile d'échanger à ce propos avec le boulanger ou la bouchère. Les repas de famille sont identiques, les journées de travail aussi. On repère rapidement les personnes de l'entourage dont les considérations se rapprochent des nôtres, et on en parle à demi-mots, comme si cela était encore incroyable d'en parler ouvertement.

Des groupes se forment, sur les réseaux sociaux notamment, pour faire des liens locaux, pour permettre aux gens de de rencontrer. Et cela va d'un simple apéro à de l'achat de terres en groupe.


Plusieurs personnes, économistes, politiques, annoncent dans les médias une très forte crise financière dans les prochains mois.

Comment expliquer à un humain du futur à quel point cette perspective est angoissante ? A quel point tous mes besoins quotidiens sont dépendants d'une société stable, que je ne suis autosuffisante en rien, et que c'est le cas de tout le monde ou presque, en occident ?

Que l'eau que je bois est acheminée, traitée par des techniciens et des infrastructures, disponible grâce à l'électricité. Que ma nourriture vient du magasin à l'exception de quelques légumes en été, que mon chauffage est dépendant de tout un réseau de distribution... Pourrait il seulement envisager tout cela ?

Et comment nous, humains d'aujourd'hui pouvons nous simplement envisager que cela continue sans fin ? »


Cette écriture mêlant étroitement la rigueur factuelle et les émotions qui en découlent correspond étroitement à que je voudrais faire de mon propre blog. Jusque-là je n'y suis pas vraiment parvenu, sans bien savoir pourquoi. C'est comme si je ne me sentais pas légitime pour aborder un tel sujet. Probablement parce que je reste impressionné par les connaissances scientifiques de ceux qui en parlent le mieux... alors-même qu'ils laissent généralement de côté les dimensions émotionnelles que les constats, terribles, peuvent entraîner.


Paysage du Trièves

Paysage du Trièves - Juin 2019


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