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Accepter la perte

Dans le sillage de mes billets sur la fin plus ou moins proche de notre modèle de civilisation, j'ai envie d'aborder, à partir de mon expérience personnelle, la notion de perte. La perte au sens large, c'est à dire la fin définitive de ce qui a existé. Que ce soit une personne, une situation, une époque... ou un modèle de civilisation. Cela m'amène aussi à parler de la perte de ce qui aurait pu exister et qui n'adviendra pas.


Apprendre la perte

Comme chacun d'entre nous, depuis que je suis sorti du ventre douillet de ma mère j'apprends la perte et le renoncement. Simultanément j'apprends que ce qui est perdu ouvre à de nouvelles opportunités. C'est le principe de l'adaptation. À un milieu, à des personnes, à un contexte. Toute perte conduit à trouver un nouvel équilibre.

Durant mon enfance et mon adolescence j'ai vécu quelques pertes marquantes. Perte d'états antérieurs, de relations, mais aussi renoncement aux parents idéaux que j'aurais aimé avoir [perte de l'idéal parental]. Avec eux il a fallu que je m'adapte à ce qu'ils pouvaient m'offrir, généreusement mais imparfaitement. Que j'accepte ainsi les bases sur laquelle aller se fonder mon existence. Il y a aussi eu la perte d'amis, qui n'en étaient finalement pas (...).

Plus tard, alors que j'avais une trentaine d'années, je dus faire face à une nouvelle perte douloureuse. Celle d'une amitié amoureuse et du lien de confiance que j'avais imaginé. Fortement éprouvé, en quête de sens, j'écrivis beaucoup à ce sujet pour comprendre où et comment j'étais touché. J'achetai aussi un ouvrage éclairant intitulé "Deuils", dont le sous-titre était : "Vivre, c'est perdre". Ces quelques mots traduisent bien, à mes yeux, un des apprentissages fondamentaux de l'existence : rien n'est acquis. Ou dit autrement, l'impermanence règne. Ce qui existe aujourd'hui n'existera peut-être plus demain. Accepter ce principe c'est se libérer d'un vain sentiment d'injustice.

Encore quinze ans plus tard une perte plus essentielle, plus viscérale, s'annonça soudainement : ma compagne de vie, ma plus proche amie et confidente, celle avec qui j'avais projeté mon existence jusqu'à la mort, celle sans qui je ne me voyais pas vivre, mes racines et mon ciel, me promettait de mettre un terme à notre alliance - et par là-même à notre vie de famille - si je ne modérais pas mon appétit de découverte et de liberté. Il me revenait donc de choisir entre une attirante liberté et l'ancrage profond que constituait notre relation. Dilemme cornélien qui me mit de nouveau face à la perspective de la perte. Par anticipation, cette fois. Il m'a été très difficile d'accepter l'idée même de cette perte, tant j'avais construit dans mes représentations la solidité et la durabilité du lien de couple. Un tel renoncement, une telle perte, m'étaient littéralement "impensables". Je savais que mes choix de vie pouvaient mener à cette perte... et en même temps je n'y croyais pas. Par excès d'optimisme j'imaginais pouvoir trouver une solution. Il y aurait forcément un étroit chemin qui allait me permettre d'éviter l'inéluctable fin annoncée. Forcément.


La perte d'un avenir

Si je raconte cela c'est parce que l'analogie m'est venue en décrivant l'entêtement dont chacun de nous peut faire preuve, collectivement, à persister dans une direction sociétale dont tout nous dit qu'elle aura une issue fatale. Notre comportement et notre appétit de liberté nous conduisent à détruire ce à quoi nous tenons. Nous savons mais nous n'agissons pas [ou très insuffisamment].

Comme autrefois, lorsque j'ai su le risque mais n'ai pas infléchi ma course. En persistant dans ma quête de liberté... j'ai perdu celle que j'aimais. Elle n'est pas morte, fort heureusement, mais notre relation est morte. Du moins la forme de relation que nous avions. Ce qui en reste aujourd'hui n'a plus rien à voir, qualitativement, avec autrefois.

Il est évidemment très hasardeux d'établir des analogies avec une relation entre individus et entre celle que les humains ont avec le milieu qui les accueille. Mon parcours de vie me rends cependant assez sensible à l'idée qu'on puisse aller trop loin face à un risque avéré, et même annoncé comme certain. L'incrédulité, le déni, l'optimisme exacerbé... j'ai appris à m'en méfier et n'en faire usage qu'avec parcimonie. Et toujours avec lucidité. Car je sais désormais qu'on peut perdre même ce qui nous paraît le plus impensable. Par aveuglement. Par excès de confiance.

"Vivre c'est perdre", et perdre c'est ouvrir la voie vers un nouvel équilibre. Certes... mais il est des pertes plus difficiles à compenser que d'autres. Et plus difficiles à accepter.

Accepter la perte ? Cela paraît presque contradictoire : la perte on la subit. Elle fait mal, elle est douloureuse, elle nous ôte quelque chose. Comment accepter cela ? Et pourtant le chemin de l'acceptation est celui qui nous libèrera de la douleur initiale. Depuis Elisabeth Kübler-Ross on sait que le processus de deuil, qui accompagne la perte, ne trouvera une issue qu'en passant par une phase d'acceptation. Déni, colère, peur, tristesse, acceptation... et enfin "cadeau caché". Car la perte ouvre de nouveaux horizons, oblige à d'autres perspectives.

Encore faut-il savoir ce qui est perdu. Que les contours soient clairs. Car sait-on toujours exactement ce que l'on perd ? Est-ce une personne ? la relation que l'on avait avec elle ? la complicité particulière qui nous réunissait ? des projets communs ? Dans le contexte qui me passionne en ce moment, que dois-je me préparer à perdre ? Un mode de vie ? Un idéal de société ? Une illusion de liberté sans limites ? Le mythe du progrès continu ? Et quelles sont les perspectives de renouveau ? Finalement, ne va t-on pas se trouver aux portes d'un modèle de société à (re)découvrir, davantage basé sur l'entraide et la solidarité, plus en lien avec notre milieu, plus respectueux de celui-ci, et à une échelle plus adaptée à notre perception concrète ?

Nous n'avons pas encore perdu ce à quoi nous tenons, en termes matériels, mais en termes de projections je crois que nous devons nous y préparer. Je m'y prépare. C'est déjà là, en fait. En faisant une sorte de "pré-deuil" j'anticipe la perte. Je veux réduire l'impact de l'inévitable choc et envisager déjà des pistes d'espérance. Je m'y emploie.


Pour en savoir plus sur les opportunités que l'effondrement pourrait apporter à notre société, deux interviews de Pablo servigne, co-auteur du livre « Comment tout peut s'effondrer ». À la fois catastrophiste lucide et optimiste pragmatique, avec une approche scientifique en lien direct avec les émotions.

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