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Nous verrons bien

Il faisait nuit. Il est monté, à pieds, par le chemin recouvert d'une épaisse couche de neige. Dans ce silence froid et absorbant je n'ai rien entendu, évidemment, et c'est à coup de boules de neige dans les vitrages qu'il a joyeusement manifesté son arrivée. De retour d'un court séjour au Liban mon fils passait me voir pour une soirée. Je l'attendais.

Il m'a dit être ravi de retrouver ces conditions hivernales qui lui rappelaient son enfance. Il est vrai que depuis plusieurs années il ne s'était pas trouvé là durant les épisodes neigeux.


Passé le court temps d'échange autour des contrastes météorologiques du moment, entre un vrai hiver alpin et celui, méditerranéen et ensoleillé, qui régnait sur Beyrouth, nous nous sommes installés autour du poêle qui diffusait sa chaleur nécessaire. Conversation habituelle de remise à niveau par rapport à ce que chacun avait vécu depuis notre dernier temps partagé. Nous nous sommes attardés sur l'actualité libanaise, quelque peu secouée ces derniers jours tandis qu'il était là-bas. Le pays des cèdres à beau être relativement calme, le risque d'escalade avec le voisin israélien est dans tous les esprits dès que se produit la moindre anicroche sérieuse. Quant à la frontière avec la Syrie, elle est régulièrement zone de combats sporadiques.

Mon fils connaît bien mieux que moi le contexte complexe de ce secteur du proche-orient et nos conversations sont toujours passionnantes pour l'ignorant que je suis. Cette fois il m'expliqua plus en détail les rivalités et alliances qui se sont instaurées entre obédiences chiites et sunnites, qui ne suivent pas les distinctions que l'on serait enclin à faire entre groupes religieux. La notion de communauté d'intérêts étant parfois plus forte que l'appartenance religieuse, des musulmans peuvent ainsi lutter contre d'autres musulmans mais s'allier avec des chrétiens. Mon fils me raconta ce qui fait que le Hezbollah s'est allié avec Bachar El Hassad contre les rebelles syriens. Inévitablement son propos s'élargit à ce qui se passe actuellement en Irak, aux Kurdes qui luttent contre le sinistre groupe Etat Islamique, au rôle de la Turquie qui considère les Kurdes comme des terroristes, en passant par les soutiens de l'Iran chiite... Des logiques aux intérêts entrecroisés, difficiles à appréhender pour l'européen que je suis.

J'aime beaucoup ces conversations au cours desquelles mon fils m'instruit. Je me transforme alors en élève avide d'en savoir davantage, apprenant bien mieux par son vécu que par une information généraliste désincarnée.


Plus tard, au cours du repas, nous avons abordé un autre de nos sujets de prédilection : l'avenir mondial. Mon fils a été très tôt un ardent défenseur de l'environnement, avec un comportement responsable vis à vis de son impact sur la planète. Ainsi il a commencé par refuser de prendre l'avion. Lorsqu'il est parti en Irlande pour faire ses études, il ne s'y est pas rendu en deux heures d'avion mais en deux jours de bus et de bateau ! Plus long et pas forcément moins cher. Mais il n'était pas question pour lui d'utiliser un moyen de transport aussi nuisible au climat que l'avion ! Son entourage le taquinait, attendant le jour ou il "craquerait". Son comportement vertueux agaçait leur mauvaise conscience. Quand il a dû se rendre au Liban il a cherché à garder cette attitude vertueuse mais, le conflit Syrien empêchant le passage par voie terrestre, il a dû céder. Non sans tenter d'autres moyens de transport pour son retour : une fois en stop, une autre en moto.

Aujourd'hui il me dit avoir renoncé : il a pris conscience du côté dérisoire de son engagement. Notamment en voyant combien la plupart des gens se foutent totalement de l'impact de leurs activités sur la planète. En parcourant divers pays il a pu voir combien la conscience écologique n'était absolument pas une priorité. N'est même pas une idée ayant commencé à germer. Elle n'existe tout simplement pas !


Nous avons longuement discuté sur ce monde et les perspectives que chacun de nous lui envisageons. Après avoir passé en revue l'accroissement démographique, la raréfaction des ressources naturelles, l'amenuisement des réserves de pétrole, la destruction des écosystèmes et la perte de biodiversité, le changement climatique annoncé et les réfugiés que cela entraînera... nous avons convenu que l'avenir ne paraît guère enthousiasmant. Notre différence de perception provient principalement de l'échéance envisagée. En effet, lui reporte à la seconde partie du 21eme siècle ce que je pressens comme beaucoup plus proche.

Une telle perspective, aussi sombre qu'incertaine, ne m'empêche pas, bien au contraire, de profiter pleinement de la chance qu'il m'est donné de vivre au sein de cette société qui, quoique imparfaite, me permet d'être en paix, libre, bien nourri et au chaud. Et je pense souvent à quel point mes contemporains et moi-même accordons de l'importance à des faits dérisoires en comparaison du chaos qui pourrait bien advenir de notre vivant.


Catastrophisme échevelé ou conscience lucide ? Nous verrons bien...


Vénérable châtaignier, près de chez moi

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