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Nos sphères

Aux origines, l'univers d'un humain se limitait à sa sphère d'exploration immédiate : elle comprenait indistinctement famille, village, environnement proche. L'individualité n'y avait guère de sens, si ce n'est aucun. Peu à peu la plupart des sociétés humaines originelles (mais pas toutes) ont évolué en s'agglomérant et en s'uniformisant, souvent aux prix de guerres et de domination, mais aboutissant aussi à de la paix. Prenant de la puissance elles ont élargi leurs univers en phagocytant et englobant peu à peu les cellules sociétales originelles. Agrandissant leur territoire, elles l'ont aussi fractionné en entités distinctes, de moins en moins représentables sensoriellement : ville, région, pays, et maintenant planète. Aujourd'hui, dans ces sociétés agglomérées, les références culturelles, morales, temporelles, et même imaginaires, tendent à la fois à l'homogénisation et à l'éparpillement. Nos vies se scindent en plusieurs univers disjoints. Géographiquement, relationnellement, spirituellement. Mon univers comme le votre ont des échelles variables, allant de la sphère intime de l'égo à celle de l'oxymorique "village planétaire". Sans même parler de l'au delà, ce cosmos vide et glacé, inaccessible, que des téléscopes et sonde spatiales offrent en images splendides à nos représentations.


Si, comme vous, j'ai accès à toutes les dimensions de ces sphères de connaissance, en revanche notre regard s'est atomisé. Je ne perçois que des fragments infimes de l'immense champ de connaissance dans lequel j'évolue. Si bien que ma représentation du monde dépend étroitement de mon accès à ces connaissances. Et plus encore du contact réel, sensoriel, émotionnel, avec les micro-bulles expériencielles que la vie me fait traverser.


Chaque matin, par exemple, je quitte mon cocon individuel pour m'immerger dans la sphère du travail. Dans cet espace j'ai une fonction, un rôle, un statut. J'interagis avec mon entourage professionnel en fonction de la place de chacun. Tout un micro-système social fonctionne ainsi, selon des règles plus ou moins implicites et des références communes tacitement adoptées. Pour ma part le monde de l'économie sociale et solidaire, en structure associative, assurément fort différent d'autres univers professionnels. Le soir je rentre chez moi en passant par le sas d'un trajet automobile de l'urbain vers le rural et retrouve mon univers personnel, solitaire et silencieux. Il n'y a alors pratiquement plus aucun lien entre les deux sphères. Par contre je peux me relier à la sphère planétaire en écoutant, par la radio, la parole d'individus que je n'ai jamais rencontrés. Ou bien lire les pensées et réflexions d'autres inconnus, plus ou moins identifiés. Je peux aussi pénétrer dans la bulle du monde numérique, univers semi-parallèle à la fois réel et imaginaire, peuplé d'esprits, certes physiquement désincarnés, mais assurément dotés d'émotions. Je parcours ainsi la blogosphère, avec un type d'interactions humaines que je ne trouve que là. Ailleurs je m'informe de la marche du monde, mégasphère constituée de myriades de constellations individuelles ou collectives. Potentiellement, la somme d'informations auxquelles je peux avoir accès est immense. Je ne peux cependant en avoir que de microscopiques aperçus, faute de temps. Faute de balises, aussi, tout orienté que je suis par les éclats réfractés et amplifiés démesurément par la puissance de l'éclairage médiatique. Tout y est déformé, par le jeu des focales grossissantes. Je peux choisir l'information, bien sûr, mais parce que le monde auquel j'ai accès est trop vaste, je ne peux aussi que me fier à ce que m'en décrivent d'autres. Sans l'éprouver par moi-même. Le monde auquel j'ai mentalement accès est presque sans aucun lien avec ma sphère individuelle, si ce n'est par les ressentis et affects qui peuvent me parcourir. Je ne vis pas ce monde, je me le représente.


Comment se représenter quelque chose d'aussi grand ? Comment appréhender des ordres de grandeur qui n'ont rien de commun avec ce que je peux perçevoir, toucher, mesurer ? Un village ça se mesure en nombre de pas, en temps de marche, en champ de vision, en nombre d'habitants. Mais le monde ? Ainsi, je ne peux me le représenter, et donc le penser, qu'à travers ce qu'on m'en dit. Ma conscience dépend de la confiance accordée à celui qui me raconte le monde. Qu'il s'appelle Donald Trump ou Vandana Shiva, Pierre Rabhi ou Emmanuel Macron, Mathieu Ricard ou Marc Zuckerberg, ma perception variera du tout au tout.

Qui est digne de confiance ? J'ai tendance à penser que celui qui a quelque intérêt pour l'argent, le profit, le pouvoir, ne l'est pas. Parce que son objectif n'est ni l'équité, ni le partage des ressources, mais la domination des faibles par les puissants. Chacun pour soi. Ses valeurs ne sont pas les miennes. C'est pourquoi je crois davantage ceux qui m'alertent sur un monde en danger, parce que dominé et surexploité, plutôt que ceux qui m'assurent qu'il n'en est rien et que tout peut continuer sans rien changer. Mais je me fie aussi aux données abstraites des statistiques, des chiffres et des mesures, des proportions, parfois seules à même d'approcher l'objectivité.


Ainsi, apprendre que la population d'animaux sauvages à diminué de 58% entre 1970 et 2012 a quelque chose de glaçant. Cela s'est produit en moins de temps que la durée de mon existence... et rien n'indique que cette érosion va cesser. Constater qu'année après année la banquise arctique s'amenuise mais que ce qui préoccupe les médias de mon pays c'est de savoir qui va continuer à le gouverner selon la même logique de développement qu'auparavant, ça m'afflige. Et, par réaction désabusée, me fait sourire. Ne changeons rien, tout va très bien madame la marquise...


Je ne peux appréhender les dimensions du monde, des populations animales et humaines, des mégapoles et de leur vitesse de croissance, des forêts primaires anéanties et de la perte en biodiversité que cela représente, mais je sais ce que je ressens, profondément, lorsque je suis en contact avec cette nature que notre civilisation grignote à un rythme sans cesse croissant. J'imagine donc ce que représente la destruction à un rythme effréné de cette ressource vitale, nourricière non seulement sur le plan organique, mais aussi, et surtout, sur le plan spirituel. À quoi bon avoir à manger si on n'a plus accès à l'équilibre naturel ? Que m'importe de savoir que la planète puisse nourrir 15 milliard d'humains si la diversité du vivant en a disparu ?


Petit matin givré dans mon univers proche (le monde vu depuis ma fenêtre)



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